Pourquoi les Britanniques sont accros aux “meal deal”

Demain midi, Lizzie Proctor entrera dans son supermarché Tesco habituel à Salisbury, dans le sud de l’Angleterre, pour acheter un wrap au poulet rôti, une bouteille de Lucozade (goût framboise) et un Twix, le tout pour 3,60 livres sterling (4,30 euros) grâce au meal deal, la formule repas que proposent les supermarchés. Sept ans que chaque jour de la semaine ou presque, elle mange la même chose.
“J’adore ça”, s’enthousiasme la jeune femme de 28 ans. “Le wrap est juste délicieux.” À vrai dire, elle aime tellement sa formule qu’elle a un tatouage du wrap sur la cheville droite, avec “Tesco Meal Deal” écrit au-dessus (elle est tatoueuse de profession).
“Je me suis dit, et pourquoi pas ? Les gens ont des tatouages des choses qu’ils aiment, qui les emballent et c’est vrai que moi, ce repas, j’en suis fan.”
La passion qui anime Lizzie Proctor peut paraître bien étrange, mais ce n’est qu’un exemple un peu extrême de ce qui se passe dans le pays : le Royaume-Uni est baba de son meal deal. En 2024, les Britanniques ont dépensé 6,2 milliards de livres sterling [7,4 milliards d’euros] dans ce type de formule, révèle Kantar, spécialiste de l’analyse de marché. C’est presque le double de 2022, pour atteindre une moyenne supérieure à 73 meal deals par an et par personne l’année dernière.
Sur TikTok, les vidéos qui montrent comment exploiter la formule au maximum peuvent engranger plus de 2 millions de vues. Brett Domino, un humoriste, en a même fait une chanson, Lunchtime Lover, une hymne qui invite à “saisir tout ce que le cœur désire”.
Un plat principal, un en-cas et une boisson pour moins de 5 livres, le pays est accro. Mais cela pose toutes sortes de questions : comment en tirer le maximum ? Comment être plus malin que le système ? Est-ce que le phénomène aggrave l’obésité dans le pays ? Quel genre de personne peut bien opter pour l’eau de coco ?
Si une partie du succès s’explique, en 2022, avec le retour des employés dans les bureaux après les confinements, l’engouement pour la formule trahit surtout une nation frappée par une crise du coût de la vie, qu’elle essaie de surmonter en se ruant sur les bonnes affaires.
À première vue, ce meal deal représente de belles économies. À Tesco, qui propose la formule la plus populaire du pays, elle coûte 3,60 livres [4,30 euros] avec la carte de fidélité : si vous prenez le wrap au canard sauce hoisin affiché à 3 livres, une barre protéinée Kind à 2,55 livres et un café latte Emmi à 2,75 livres, vous aurez économisé 4,70 livres sterling [5,60 euros].
Prenez donc Waitrose [l’enseigne préférée de la classe moyenne], où j’adore aller : grâce à leur formule à 5 livres (6 euros), vous pouvez économiser 6,15 livres [7,30 euros] en prenant le saumon fumé et sa salade de riz Glo (5,15 livres), le smoothie raw green de Mockingbird (3,05 livres) et les bouchées de poulet sauce katsu de la marque Taiko (2,95 livres). Pourquoi je l’aime autant ? Parce que pour 5 livres sterling, vous sortez avec 11,15 livres [13, 30 euros] de nourriture, et rien n’est plus exquis qu’une bonne affaire.
Ces économies sont pourtant illusoires “Pour moi, ça n’a rien d’une bonne affaire”, estime John Butler, ancien directeur chez Tesco, qui travaille aujourd’hui dans le conseil. Les grandes surfaces gonflent le prix des en-cas et des boissons – proposés à l’unité – “par rapport au prix unitaire du même produit vendu en pack ailleurs dans le magasin”. À Sainsbury’s [la deuxième chaîne de supermarché du pays] par exemple, un paquet de chips au sel et au vinaigre McCoy’s de 45 grammes est affiché à 2,20 livres dans la formule à 3,75 livres. Pourtant, pour seulement 15 pennies supplémentaires, vous pourriez acheter six paquets de 25 grammes, soit un total de 150 grammes.
C’est la chaîne de pharmacie Boots qui a lancé la formule plat principal, en-cas, boisson en octobre 1999, à 2,50 livres, soit 5,47 livres [6,50 euros] aujourd’hui, alors que les grandes chaînes quittaient les centres-villes pour ouvrir des hypermarchés en périphérie.
À cette époque, les supermarchés ignoraient ce marché et le laissaient aux sandwicheries, aux chaînes de cafés et, bizarrement, aux pharmacies. Pret A Manger a brièvement tenté d’offrir une formule à 5 livres (qui a duré un mois), mais l’a vite abandonnée car elle n’était pas assez rentable. Aucun des [supermarchés discount] Lidl et Aldi n’en propose. C’est que la formule n’a rien d’une mince affaire.
Les grandes chaînes ont un avantage de taille : la plupart des fabricants de chips, barres protéinées et boissons paient pour faire partie du meal deal, et voient en échange leurs ventes augmenter.
Cette formule est devenue un pilier de la stratégie des grandes surfaces. Parce que “personne ne fait ses courses de la semaine sur le temps de midi, il suffit de faire la pub du meal deal à l’entrée du magasin et les clients affluent”.
La facette la plus intrigante de ce phénomène – si l’on considère les 20 millions de combinaisons possibles rien que chez Tesco –, ce sont nos choix. Passer ainsi les goûts des Britanniques à la loupe révèle des habitudes alimentaires alarmantes. Une formule populaire – un wrap au poulet épicé, une canette de boisson énergisante Monster et un Mars – contient un total hallucinant de 117 grammes de sucres, soit presque quatre fois la quantité journalière recommandée. Les deux boissons les plus vendues par Tesco dans les meal deals sont d’ailleurs le Coca et le Redbull.
Les amateurs de fonte du Royaume-Uni – ou peut-être juste les quarantenaires qui ont découvert que leurs muscles avaient besoin de protéines – jettent depuis peu leur dévolu sur des collations bien étranges. À Waitrose, la combinaison la plus populaire consiste en un sandwich steak, oignon confit (21,6 grammes de protéines), un smoothie Mockingbird et des bouchées de poulet sauce katsu – du poulet en panures avec de la mayonnaise –, qui contiennent 13 grammes de protéines.
En 2024, à Tesco, la première place revient au trio Coca, club sandwich au poulet (29,9 grammes de protéines), et pot d’œufs (11,3 grammes). Et les chips crème oignon et les KitKat peuvent aller se rhabiller, ce que les consommateurs préfèrent, ce sont deux œufs cuits durs sans coquille, vendus dans un pot en plastique.
Si le meal deal est une fenêtre ouverte sur l’âme britannique, il faut se rendre à l’évidence : notre obsession nationale, c’est de dépenser le moins possible pour ingurgiter un maximum de protéines le midi.
Courrier International